Chapitre 36
Siobhan émergea de ce brouillard, sa longue chevelure blanche formant un halo autour d’elle telle de la soie d’araignée prise au vent. Elle était suffisamment près pour que je puisse discerner les signes runiques gravés sur son armure nimbée de toute blancheur, qui m’avait semblé façonnée dans d’anciens os, mais l’ayant rencontrée sur la piste sablonneuse du duel je savais que ces « os » étaient aussi durs que n’importe quel métal. L’épée en os tout aussi immaculée qu’elle avait à la main infligeait invariablement la mort, et même si j’avais été immortelle. Pour moi, elle était plus que fatale. Lorsqu’elle la brandit, le clair de lune se refléta sur la lame, où sur le tranchant scintillait du sang. Sans doute celui des soldats humains, mais cela restait encore à voir.
Elle voulait me faire croire que c’était celui de mes hommes, de mes amants, des pères de mes enfants. Par la vue de ce sang, elle voulait m’infliger un coup qui m’affaiblirait avant le suivant, pour m’achever. Mais je l’aurais su si c’était celui de Doyle qui maculait ainsi sa lame. Je l’aurais su si Rhys avait été touché. Sholto et Mistral m’étaient chers, mais mon cœur survivrait à leur mort.
— Et merde ! dit Gregorio.
Je sentis qu’elle s’apprêtait à lancer un sortilège, son pouvoir me picota la peau. Un peu pâlichon, mais irréfutable.
— Ne faites pas ça, lui conseillai-je. Je sais ce qu’il faut faire.
— Avez-vous perdu la raison ? intervint le chauffeur. Mais regardez-les !
Je jetai un bref regard aux guerriers qui accompagnaient Siobhan. Dans leurs armures d’argent et d’or, ils semblaient très Sidhes Seelies. Mais certaines paraissaient façonnées de feuilles, d’écorce, de fourrure et d’autres matériaux que les humains n’auraient su décrire. Les Unseelies étaient restés plus proches de leurs origines et n’échangeaient rien contre du métal et des joyaux. J’en reconnus certains, que je n’avais jamais vus vêtus d’armure intégrale. Ils se tenaient tous sans exception derrière Siobhan. Si nous parvenions à l’éliminer, privés de leur chef, ils se retrouveraient comme décapités.
— J’ai grandi parmi eux, dis-je finalement.
Je me concentrai sur Siobhan, qui avait été le bras droit de Cel depuis plus longtemps que la plupart s’en souvenaient même. La seule que Doyle redoutait, alors que rien n’affectait les Ténèbres. Mais certaines personnes sont loin de respecter le pouvoir ; elles tueraient un roi tout aussi rapidement qu’un mendiant.
Lorsque je baissai ma vitre, elle me héla :
— Le sang de tes Ténèbres décore ma lame !
Ayant débouclé ma ceinture de sécurité, je me laissai vivement tomber à genoux tout en sortant Aben-dul de son fourreau, qui comme de la soie sur ma peau. Sa poignée bizarre gravée d’horribles scénettes s’ajusta parfaitement à ma main comme si elle attendait depuis toujours que mes doigts l’enserrent. Puis je la pointai dans la direction de Siobhan, qui éclata de rire.
— Comme tu m’as surprise quand tu t’es servie de la Main de Chair contre Rozenwyn et Pasco, mais je sais à présent comment rester hors de sa portée, Princesse. Ce n’est pas du tout dans mon intérêt de me trouver trop près de ta petite Main. Je peux te tuer à distance et ainsi libérer la Féerie de ta souillure mortelle. Nous placerons un vrai Prince sur le trône cette nuit même, et le défi que tu représentais tombera dans l’oubli.
Le fait que Rozenwyn et Pasco étaient jumeaux pouvait expliquer la raison pour laquelle la Main de Chair les avait fusionnés en une masse informe. L’une des scènes les plus horribles dont j’eusse été témoin. Suffisamment d’ailleurs pour qu’en cette occasion Siobhan se rende à moi et à mes gardes en me remettant son épée.
— Elle bluffe, dis-je à haute voix pour mon escorte militaire. Elle devra me faire sortir par la force de ce véhicule pour que sa magie opère, tout en refusant de poser la main sur moi.
— Et pourquoi ? s’enquit Gregorio.
— Elle redoute la Main de Chair.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je ne me préoccupai pas de lui fournir de détails, car sous peu, si tout se déroulait comme prévu, elle aurait une démonstration.
Siobhan entreprit alors de franchir les quelques mètres qui nous séparaient. Elle se rapprochait, pas trop près cependant, ce qui signifiait qu’elle ne pouvait faire ce qu’elle avait prévu d’aussi loin. Les autres lui emboîtèrent le pas, tout scintillants dans leurs armures bigarrées, ornées tel un arc-en-ciel malfaisant, associant votre rêve le plus lumineux et votre pire cauchemar. Nous étions les Unseelies, aussi terribles que splendides.
— Quoi que vous ayez décidé de faire, me dit Gregorio, vous feriez mieux d’agir vite.
J’entrouvris la marque invisible sur ma paume qui correspondait à ma Main de Chair, à présent en contact avec la poignée d’Aben-dul, une arme enchantée. Lorsqu’elle avait trouvé son juste propriétaire, il n’y avait pas de courbe d’apprentissage. Seulement une impression de justesse et une connaissance intuitive. Faire usage de cette lame était comme respirer ou entendre son cœur battre. Je n’eus pas besoin de me concentrer pour focaliser dessus la Main de Chair. Je n’avais qu’à le vouloir.
Siobhan se saisit d’un ballot qu’elle portait sur l’épaule, dont elle ouvrit le rabat pour se mettre à farfouiller dedans.
— Une bombe ! s’écria Gregorio.
— Ce véhicule ne craint rien, lui assura le chauffeur.
— Et que se passera-t-il si elle parvient à la balancer à travers une vitre ? m’enquis-je d’une voix prudente, parce que, si elle se mettait aussi à trembloter, cela affecterait méchamment mon contrôle.
N’ayant pas encore utilisé Aben-dul, j’avais l’impression de grimper à grand-peine une volée abrupte de marches avec entre les mains quelque chose de dangereusement bouillant. Attention aux éclaboussures !
— Personne ne peut rien balancer par ces vitres, dit le chauffeur en frappant du poing contre la sienne. Contentez-vous de remonter la vôtre, Princesse.
— Vous n’avez pas la moindre idée de la puissance de Siobhan. Elle peut balancer ce qu’elle veut au travers de n’importe quelle fenêtre.
Le chauffeur se tourna sur son siège vers Gregorio.
— Les Sidhes sont-ils aussi costauds que ça ?
— C’est ce qu’affirment les services secrets.
— Merde ! s’exclama-t-elle en se mettant à chercher à tâtons par terre.
Je gardai toute mon attention sur Siobhan et son paquet-surprise. Je n’avais eu que l’intention de libérer mon pouvoir, mais à présent, de manière inattendue, je devais me concentrer. Je visai de l’épée la main qui tenait ce ballot en apparence inoffensif. Une militaire m’ayant dit qu’il s’agissait d’une bombe, je n’allais surtout pas le mettre en doute.
Siobhan se redressa alors en balançant son bras en arrière, prête à lancer son projectile. Puis ce bras ne sembla plus aussi long. Je pensai : fluidifie, retourne, transforme… Et la chair de sa main se mit à dégouliner le long de la lanière de son baluchon. J’avais vu mon père faire ça, le principe restait le même. Il avait la faculté de liquéfier la chair jusqu’à un certain degré, puis de tout faire cesser, à volonté. Quant à moi, je ne possédais pas encore une telle maîtrise. Non, pour être honnête, tout au moins envers moi-même, j’avais un plan pour la bombe, qui n’incluait pas d’appliquer tout ce que la Main de Chair pouvait faire de plus affreux encore. Un plan essentiellement fondé sur l’idée d’infliger le pire à Siobhan.
À l’écoute de ses grandes clameurs et de ses cris perçants, la multitude sombrement scintillante s’éloigna d’elle à reculons, tandis qu’elle restait là debout, son ballot se fusionnant à son corps. Mais elle tournait en rond dans un espace vide. Aucun d’eux ne prendrait le risque de la toucher. Ils avaient eu vent de ce qui était arrivé à Pasco et Rozenwyn ; personne ne souhaitait s’exposer à un destin aussi funeste.
Puis elle se rua sur notre Humvee. Alors même que je m’apprêtais à lui régler son compte, je ne pus m’empêcher d’admirer son courage. Elle savait ce que j’allais faire et, jusqu’au bout de ses forces, elle tenterait de m’entraîner avec elle dans la mort. Sa détermination était sans failles.
Un coup de feu retentit, si proche que je m’en retrouvai assourdie. Notre chauffeur, le Caporal Lance, avait tiré par sa fenêtre et explosé le genou de Siobhan. Je ne m’étais même pas rendu compte que Lance avait baissé sa vitre. Mais je devais me concentrer, je devais maintenir le sortilège là où il m’était nécessaire. Je le devais… La chair de Siobhan se retournait, son visage se recouvrant de ses viscères, la submergeant comme s’il s’agissait d’eau. Mais elle était Sidhe, et ne pouvait donc mourir étouffée. Moi, on aurait pu me noyer. C’était l’une des preuves qu’avait fait valoir ma tante pour dire que j’étais une bonne à rien. Mais Siobhan ne mourrait pas simplement parce que ses organes respiratoires se retrouvaient à l’intérieur d’une boule de sa propre chair. Les Sidhes sont des durs à cuire.
Le clair de lune scintillait sur le sang et les matières brillantes qui n’auraient jamais dû voir sa lumière. Il ne restait plus rien d’autre d’elle qu’une masse de chair à vif. Son cœur trépidant se trouvait maintenant exposé à l’air libre, bien vivant, tout comme la dernière fois où j’avais eu recours à cette Main de Pouvoir. J’étais trop loin pour entendre ses hurlements, mais je ne doutais pas qu’elle hurlait. Qu’elle hurlait ou me maudissait.
— Qu’est-ce qui bouge comme ça là-devant ? s’enquit Gregorio.
— Son cœur.
— Elle n’est pas morte ?
— Non.
— Doux Jésus !
— Ouais, comme vous dites.
Les silhouettes en armure s’étaient laissé tomber à genoux, mais pas toutes. Je reconnus Conri sous la sienne tout en rouge et or, qui avait tenté d’assassiner Galen quelques temps auparavant. Je le visai de l’épée et il commença à se déliter. Cela aurait pu être n’importe qui alors, qui que ce soit se trouvant là-bas encore debout. S’ils se prosternaient, ils survivraient, mais s’ils me défiaient, ils le regretteraient, douloureusement. C’était aussi simple que ça.
Tandis que Conri hurlait, se tordant tout en se retournant comme un gant, les derniers guerriers encore debout s’effondrèrent à genoux. Ceux qui l’étaient déjà avaient le visage contre terre. Cela m’avait ennuyée de voir mes gardes se prosterner ainsi devant moi, mais cette nuit, j’appréciais vivement cette marque de respect de ceux qui étaient venus pour me tuer ainsi que tous ceux que j’aimais. Si je ne parvenais pas à les exterminer jusqu’au dernier, alors je devais m’assurer qu’ils me craignaient.
— Fermez vos fenêtres, nous y allons ! cria le Caporal Lance en confiant son fusil à Gregorio et en remontant sa vitre.
— Pourquoi ? lui demanda Gregorio.
— Ah les sorciers ! Vous ne réfléchissez pas quand vous invoquez des sortilèges, dit-elle en démarrant. Remontez votre foutue fenêtre !
— Si je la remonte, je ne pourrai plus utiliser mon pouvoir, lui dis-je.
— La bombe peut encore exploser à tout moment !
— Ne disiez-vous pas vous-même qu’elle n’abîmerait pas la carrosserie ?
— Vous êtes sous notre protection. Je préférerais ne pas prendre de risque.
Puis elle nous fit avancer en douceur et entreprit de contourner le camion qui nous précédait. On demanda à la radio la raison de cette progression. Le mot « bombe » sembla galvaniser tout le monde. Les moteurs se réveillèrent en rugissant. Malheureusement, trop de militaires étant en proie aux hallucinations et manipulations mentales, il y eut donc quelques secondes de confusion tandis qu’ils s’organisaient pour aller récupérer les blessés et les morts. Mais ces quelques secondes comptaient.
J’ignorai ce qui allait survenir. J’avais simplement intégré la bombe au corps de Siobhan. Avais-je cru que sa chair suffirait pour contenir la déflagration ? Je pense que oui, mais n’en étais pas un soldat pour autant. Je n’étais pas vraiment une guerrière dans l’âme. Je fis l’erreur de quelqu’un dont la principale faculté est magique. J’avais ignoré la physique qui, brusquement devint l’unique évidence.
L’explosion ébranla le Humvee, y projetant des lambeaux de chair, des fragments d’os et de shrapnel en brisant ma vitre. Un violent impact à l’épaule droite et en haut de la poitrine me propulsa en arrière sur le siège, et je me retrouvai par terre.
Aben-dul m’avait échappé des mains.
— Quoi que vous fassiez, ne touchez pas cette épée ! parvins-je à crier. Que personne ne la touche !
Je réussis tant bien que mal à me relever en tentant d’agripper la poignée. Si Gregorio ou Lance s’en emparaient, elles se retrouveraient dans le même état que Conri et Siobhan…
Le visage de Gregorio apparut au-dessus de moi.
— Vous êtes touchée ! s’exclama-t-elle avant de se tourner vers le chauffeur. Elle est blessée ! La Princesse est blessée !
Je m’efforçai toujours d’atteindre l’épée. Rien ne m’importait plus que de reprendre la poignée en main. Je ne devais pas les laisser la toucher ! Elles ne savaient rien ! Elles ne comprendraient pas !
Gregorio déchira mon manteau. Je parvins à grimper péniblement sur le siège tandis que le Caporal Lance nous conduisait sur la route cahoteuse. Ma main se referma sur la poignée au moment même où je sentis la présence de Gregorio dans mon dos.
— Je dois examiner vos blessures, Princesse, s’il vous plaît.
Elle avait crapahutée à l’arrière pour venir me rejoindre. Les mains qu’elle tendait vers moi étaient ensanglantées. Je me détournai à son approche et mis à profit chaque fragment de concentration qui me restait pour rengainer Aben-dul dans son fourreau.
Gregorio m’obligea à me retourner vers elle tandis que le Humvee cahotait sur la route.
— Merde ! Nous avons besoin d’un toubib, tout de suite !
Je suivis son regard pour voir que des clous sortaient de mon corps là où le manteau de cuir l’avait laissé dénudé. En fixant le sang et ces trucs qui ressortaient de là, je pensais : Cela ne devrait-il pas être plus douloureux que ça ?
— Sa peau est froide. Elle va tomber en état de choc. Merde !
Non, je ne peux pas ! Cela pourrait me tuer, n’est-ce pas ?
J’avais l’impression d’être incapable de penser avec discernement. Mais au moment où je décidai de ne pas succomber à cet état de choc, la souffrance me frappa, comme quand une minime coupure ne se fait douloureuse qu’à la vue du sang. Mais ces blessures n’étant pas précisément minimes, la douleur se fit déchirante, brûlante. Pourquoi cette sensation de brûlure ? Était-ce mon imagination ou sentais-je vraiment ces clous enfoncés dans ma chair ?
J’agrippai Gregorio de la main gauche, incapable de lever la droite. Il y avait vraiment quelque chose qui déconnait avec mon épaule.
— J’ai besoin de Doyle. J’ai besoin de Rhys. J’ai besoin de mes hommes !
— Nous allons vous évacuer pour vous mettre en sécurité, puis nous nous préoccuperons de vos gardes, cria le chauffeur dans notre direction.
Le Caporal Lance nous faisait avancer et les autres Humvees dégagèrent pour nous laisser passer. Nous étions en train de dépasser celui qui transportait Galen, Sholto et Mistral, qui n’étaient plus à l’intérieur. Gregorio essayait de me convaincre de m’allonger. Je repoussai ses mains d’une tape. Où étaient-ils passés ?
Je me mis à leur recherche en faisant usage de notre connexion magique, sur laquelle je sentis qu’on tirait. Quelqu’un qui y était lié était blessé, grièvement. Sa vie vacillait telles des flammes sous une forte bourrasque. La mort approchait.
Je ne parvenais à penser à rien d’autre qu’à aller le rejoindre. Coûte que coûte. Je le devais… J’effleurai le visage de Gregorio en disant tout bas :
— Je suis désolée.
Puis je lui souris. J’invoquai mon glamour et lui fis voir non pas ce que je voulais qu’elle voie, mais tout ce que, elle, voulait voir. J’étais prête à tout pour sortir d’ici, et sous cette lumière intermittente, je pourrais prospecter là-dehors dans le noir.
— Kevin, murmura-t-elle, le visage adouci.
Je lui souriais toujours, et lorsqu’elle se pencha pour m’embrasser, je lui rendis son baiser, si tendrement, en la faisant s’allonger sur le siège, un sourire lui recourbant toujours les lèvres. Elle rêverait à l’homme qui lui avait donné ce baiser. Il s’agissait d’un type de glamour totalement illégal, tombant dans la même catégorie qu’une drogue de viol. Mais je voulais sortir de là à tout prix.
J’ouvris la portière. Lance freina à mort en criant :
— Qu’est-ce que vous faites, Princesse ?
— Il est en train de mourir. Je dois aller le secourir !
Et je sortis sur la route. Soutenant au creux de mon bras indemne celui amoché, j’entrepris de me faufiler entre les arbres. J’aurais couru, mais cette ligne de pouvoir ne donnait plus que de faibles signaux, de plus en plus espacés. Si je me mettais à courir, je la perdrais, comme si ma course faisait l’effet d’un vent trop violent auquel elle n’aurait pu résister. Je priai en m’enveloppant de mon glamour. Du glamour afin d’empêcher notre chauffeur de me repérer et de m’entraîner de force à nouveau. Du glamour afin de me dissimuler des Sidhes qui voulaient ma mort. Du glamour qui me ferait ressembler à la personne, quelle qu’elle soit, qu’on attendait et qu’on serait ravi de voir. Un type de glamour personnel que je n’avais encore jamais testé, mais dont j’eus simplement et soudainement l’intuition d’en avoir la capacité, me planquant en devenant ce qu’ils souhaitaient voir, en m’éloignant d’eux tous. Je devais le trouver avant qu’il ne meure. Je n’osai pas penser à l’identité de celui que je recherchais ainsi dans le noir. J’aurais parfaitement le temps de constater qui j’avais perdu lorsque, enfin, je serais à ses côtés.